J’ai longtemps hésité à écrire sur la médiatisation du « choix médical » d’Angelina Jolie. Il y eut tout d’abord un sentiment de découragement : il semblait impossible de penser sereinement au sein de cette déferlante médiatique. A quoi bon lutter contre cette peopolisation exponentielle du cancer du sein ? A dire vrai, au fur et à mesure que le tsunami de commentaires enflait – l’actrice était encensée pour son courage et son message considéré porteur d’espoir pour les femmes -, il m’était de plus en plus pénible de considérer le sujet tant il était clair que la solution alternative à la double mastectomie préventive pour les porteuses d’une mutation sur les gènes BRCA1 ou BRCA2, à savoir la surveillance active par IRM tous les six mois, allait s’en trouver ipso facto dévalorisée. Il ne s’agit pas ici de commenter le choix de Ms Jolie : il ne regarde qu’elle – du moins il aurait du – mais le buzz médiatique que l’annonce publique de ce choix a provoqué. Il y aura un effet Angelina et, en dépit des bonnes intentions de l’actrice lorsqu’elle a décidé de rendre public un choix personnel – c’est avec cet oxymore que les problèmes ont surgi -, il est à craindre que cet effet ne soit pas bénéfique pour toutes. Il l’aura du moins été pour Myriad Genetics (détenteur des brevets sur les gènes BRCA1 et BRCA2) dont l’action a gagné 4 % dans les 24h qui ont suivi l’annonce de la compagne de Brad Pitt dans le New York Times.
Il existe ainsi dans le sillage d’une annonce publique par une star de ses choix personnels en matière de santé des effets collatéraux et des risques, pour la plupart prévisibles. Il existe aussi, laissées dans l’ombre, des questions non posées et des occasions manquées. Nous nous occuperons aujourd’hui des risques, les questions non posées ne perdant rien pour attendre.
Les risques donc.
1/ En premier lieu, il faut s’attendre à ce que les femmes moins à risque copient le « choix médical » d’Angelina Jolie.
Etant donné l’influence des people, ce risque-là était prévisible à 100 %. Il est en effet à parier que l’ « effet Angelina » sera nettement visible sur la courbe d’incidence des doubles mastectomies préventives comme il le fut pour le cours de l’action Myriad Genetics. Les médecins outre-Atlantique ne s’y trompent pas. Le Dr Gilbert Welch dans l’édition en ligne de CNN du 18 mai met en garde (ici) : « Si les Américaines prennent Angelina Jolie comme modèle, nous allons au devant d’un grave problème ». Il rappelle, et en caractère gras, que 99 % des femmes ne sont pas concernées par ce type de choix. Il craint que certaines femmes pensant à tort ou à raison appartenir à une famille à risque en viennent à subir une double mastectomie préventive sans même passer par le test génétique.
2/ Le risque de dévalorisation de la solution alternative
Cet aspect est peut-être le plus choquant tant on dérive rapidement, par l’encensement médiatique du choix d’une star, vers l’injonction. On l’aurait presque oublié, mais la mastectomie préventive n’est pas la seule option pour les porteuses d’une mutation sur BRCA1 ou BRCA2. Il est tout à fait rationnel de pratiquer une surveillance active par IRM tous les six mois et de n’intervenir qu’en cas de détection d’un cancer du sein. Un choix qui demande énormément de sang froid et de courage puisqu’il implique de ne pas céder à la peur du cancer et de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de soi. Et pourtant, en ces temps où toute solution autre que radicale passe pour faible, on considère que les femmes optant pour la surveillance ne prennent pas « leur futur en main ».
La survalorisation de la décision d’Angelina Jolie est déjà inhérente – j’ai failli écrire « génétique » – à son statut de star. La qualification d’expert multi-domaines venant en prime avec la réussite et la célébrité, une star a forcément raison. Elle transparait également dans les termes employés, de façon consciente ou non, par l’actrice dans son article (ici) du New York Times en date du 14 mai : « Once I knew that this was my reality, I decided to be proactive”, écrit-elle. « Proactif » : qui prend l’initiative de l’action, nous dit le Petit Robert. Agir avant que le cancer, peut-être, ne le fasse par l’ablation de son terrain d’action. Nous ne sommes plus dans la réaction, mais dans la pro-action, la quintessence de l’action en quelque sorte.
Quoiqu’il en soit, face à cette décision « proactive », la surveillance, pourtant dite « active » mais simplement « active », fait pâle figure. L’actrice confirme d’ailleurs plus loin « I made a strong choice ». Cette rhétorique positive est reprise (ici) par Kristi Funk, le chirurgien du Pink [on l’aurait parié] Lotus Breast Center à Beverley Hills qui a opéré AJ. Elle incite les femmes à faire « comme Angelina » et à « prendre leur futur en main ».
Plus près de nous, un article du Monde titre : « Cancer : la vie est plus importante qu’une paire de seins » (ici), cela dit sur le même ton que s’il s’agissait d’une paire de gants. Traduisez : celles qui ne passent pas sur la table d’opération en prévention sont des écervelées qui font passer les considérations esthétiques avant leur vie. Ce titre encapsule le double amalgame : « mastectomie préventive = vie. Garder ses seins d’origine = mort. » Notre société trouverait-elle inconcevable qu’une femme puisse échapper au cancer du sein (réel ou à venir) sans payer le prix de ses seins ? Qu’une femme ose tenter par la surveillance active d’avoir les deux, la vie et ses seins, et par-là avoir la vie sauve « gratuitement », deviendrait-il immoral ?
Mais c’est avec un certain Dr Oz, interviewé par le magazine américain People, que nous atteignons des sommets dans la dévalorisation d’un choix autre que celui de la mastectomie préventive. Le Dr Oz va jusqu’à qualifier (ici) l’annonce d’Angelina Jolie de « bon coup de pied aux fesses » (a kick in the pants) pour les autres femmes, ces mollasses qui agissent comme des autruches en ne se précipitant pas sur le test et qui n’ont pas la force de caractère de se faire couper les seins comme Angelina. « Nous venons d’avoir un aperçu du futur du cancer. Cela va radicalement modifier la façon dont le public perçoit le cancer […] et sa prévention, prédit-il. Quand une jeune femme, qui plus est sexy, grâce aux formidables progrès de la technologie, permet que l’on procède à l’ablation des parties les plus sensuelles de son anatomie pour sauver sa vie et voir ses enfants grandir, nous sommes en présence d’un bouleversement sismique des façons de penser. » Il va sans dire que pour les femmes moins sexy, le séisme sera d’une magnitude moindre sur l’échelle de Richter.
3/Le risque de travestissement d’un échec cuisant en progrès.
Là où les medias ont parlé de « message d’espoir », je ne vois que résignation. Sommes-nous encore dans l’esprit de la médecine des découvertes majeures du début du XXe siècle ? Auparavant, nous tentions de neutraliser les coupables d’un crime. A présent, nous détruisons le lieu du crime avant d’être certains qu’il aura lieu. La nouvelle conception de la prévention consiste apparemment à augmenter ses chances d’éviter un problème éventuel en amputant la partie du corps susceptible dans un futur incertain de l’abriter. Une prévention poussée dans sa logique la plus absurde. Une petite sœur perverse de la prévention de grand-papa qui se contentait d’empêcher la survenue d’un problème sans trop faire de dégâts quand même, ce n’était pas le but, pensait-on bêtement. Comment pourrait-on qualifier ce type de prévention passant par l’ablation-remplacement? De cyber-prévention? Je ne sais. Mais il est certain qu’il faudra – et avant que nous attaquions la table d’opération si possible – réfléchir à la façon dont cette rhétorique travestit un cuisant échec en espoir, une amputation en progrès. Aurions-nous loupé un coche sans nous en rendre compte ? Etait-ce là l’ambition de cette présomptueusement nommée « guerre contre le cancer » dont le coup d’envoi fut donné par la signature en 1971 du National Cancer Act par Nixon ? On parlait alors d’éradiquer le cancer pour 2000. Amer constat. Nous n’avons rien éradiqué du tout, sauf peut-être des seins, quantité de seins.
Cette présentation d’une solution radicale immensément coûteuse comme une opportunité offerte par les progrès technologiques se retrouve dans les propos d’Angelina Jolie : «’Cancer’ reste un mot qui sème la peur dans les cœurs en créant un profond sentiment d’impuissance, constate-t-elle avant de nous rassurer très vite : Mais aujourd’hui, au moyen d’un simple test sanguin, il est possible de savoir si vous présentez un risque particulièrement élevé de développer un cancer du sein ou des ovaires et d’agir en conséquence. » Quel progrès en effet : nous n’avons trouvé mieux pour lutter contre le cancer du sein qu’un test pour déterminer si nous avons un risque supérieur à la moyenne ou pas. Super. Agir, cela va sans dire puisqu’aucune autre solution n’est mentionnée, consiste à procéder comme l’auteur de l’article.
En d’autres termes, pour lutter contre ce « profond sentiment d’impuissance », ce qui nous est proposé se résume à nous faire tester et à courir au devant (le fameux choix « proactif ») d’un problème éventuel en réalisant d’entrée l’intervention à laquelle on procéderait de toute façon si le cancer se développait pour de bon. Je ne sais pourquoi ce « futur du cancer » évoqué par le Dr Oz me fait penser à la stratégie qui consiste à saborder un bateau pour éviter que l’ennemi ne le prenne. Cependant, le choix par les femmes de cette stratégie pourtant radicale n’est aucunement critiquable tant la peur de l’ennemi est grande. Ce qui l’est, c’est qu’il soit présenté comme un progrès, un futur plausible. Et quel choix ? Entre Damoclès et l’amputation : le beau choix que voilà ! Quand demanderons-nous des comptes ?
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En commentaire à Clot. C’est un très beau message…savoir reconnaître ses errements, se questionner sans se laisser figer et manipuler par ses émotions n’est pas évident. Et je sais de quoi je parle!
À propos de tamoxifène il y a maintenant aux Etats-Unis des équipes qui proposent le tamoxifène à titre « préventif »!! Alors je n’en connais pas les modalités exactes, qui sait…? Mais malgré cela, sachant l’impact de ce médicament sur nbre de patientes je me questionne. Est ce réellement justifié ou juste une pompe à fric? C’est dommage que nous nous retrouvions dans une telle situation de défiance face aux traitements proposés.
Bonjour
Je viens de terminer votre livre et souhaitais vous remercier et aussi m’excuser de mon précedent post. Depuis quelques temps je « fouine à droite et à gauche à la recherche d’informations objectives autour de la maladie et des traitements (ceci bien avant la lecture de votre ouvrage).
Mais vous m’avez ouvert les yeux sur l’absurdité, le mensonge de mammographie = prévention. Et mon parcours a subit et subit encore les injoncions, infantilisations etc…
Je suis aujourdhui bien amére apres ces mois de chimio et de radiotherapie. J’étais « une bien portante » sans symptomes et je suis devenue une malade par ces lourds traitements. Malheureusement je n’avais pas de boule de cristal pour savoir si cette tumeur à l’imagerie déciderait ou non de me causer des soucis.
Et puis il y a la machine qui s’enclenche si vite (avec le recul je crois que cette urgence est sciemment utilisée) qui nous empeche de reflechir et de nous poser les bonnes questions.
J’en suis à la phase de l’hormonotherapie et du fameux tamoxifene. Et là je faisait des recherches depuis plusieurs semaines (tjs avant la lecture de votre livre).
J’ai pu constater moi aussi la difficulté d’obtenir des infos objectives et non biaisées.
Ce qui a commencé à me faire douter c’est le passage evoque du protocole à 10 ans au lieu de 5. Je me suis dit que je n’allais pas avaler tous les jours ce cacheton (qui semble pourrir la vie de façon inaceptable à celles qui le prennent) sans infos.
De plus je suspecte ce passage à 10 ans puremment mercantile.
Bref je ne vais pas vous faire tout le detail de mes investigations. Mais j’ai décidé apres avoir mesuré le bénefice/risque de ne pas le prendre. Et là je ne vous refait pas le livre : mon generaliste: « vous etes inconsciente ce medoc a fait ses preuves depuis 76 (moi : oui docteur comme le mediator. Lui: » c’est pas pareil »
Quant à l’oncologue : « vous n’avez pas le choix, c’est le protocole obligatoire!!
Alors cause toujours : docile j’ai dit bien docteur » mais je n’ai pas acheté la boite. Obligée de faire semblant pour ne pas etre sortie des soins..
Ah j’oubliais le soupçon de culpabilité : commemt osez vous refuser l’hormonotherapie, vous avez de la chance( oups) vous etes hormono-dépendante. Pensez à toutes celles qui n’ont pas cette chance (re-oups) et qui aimerait bien bénéficier d’un traitement supplémentaire.
Je pense que votre livre dans la meme trempe meriterait une suite en ce qui concerne l’info et la manipulation autour des traitements.
Et meme si vous n’avez pas été atteinte dans votre chair ( je ne vous le souhaite vraiment pas) vous etes bien plus à meme (que nous lorsque l’on a le nez dedans )de nous aider à ouvrir les yeux et prendre nos choix de façon responsable.
Cette suite nous serait salutaire.
Bien à vous
Sandrine
Un immense merci pour votre commentaire. En mon nom tout d’abord : votre lucidité est la plus belle des récompenses. C’est en grande partie pour toucher les femmes comme vous que j’ai écrit No Mammo?
Au nom des autres femmes ensuite. Vous avez un impact et un pouvoir en tant qu' »insider » que je n’aurais jamais. En conséquence, un grand merci au nom de celles chez qui votre commentaire va éveiller un doute fort salutaire.
Bien à vous,
Vous semblez oublier que le problème lorssque l’on est porteuse du gène BRCA n’est pas tant de risquer plus que Mme toutlemonde de développer un cancer du sein, mais que ce cancer du sein ne se propage, ne se métastase à d’autres organes et se généralise et complique d’autant plus le traitement et diminue sensiblement le pronostic .
Le choix éventuel d »une ablation prophylactique lorsque une mutation génétique est avérée permet donc de réduire ce risque.
La surveillance rapprochée par IRM ne garantit aucunement un dépistage précoce. Il arrive ( j’en suis la preuve) que des foyers multifocaux ne soient pas détectables à l’IRM et soient révélés à l’anapath.
Et quand dépistage précoce par imagerie il y a , bien souvent un ou plusieurs ganglions sont déjà atteints et il y a risque une propagation à d’autres organes.
Après les choix de chacunes sont personnels et indiscutables.
Il n’est pas questions de devenir des humains augmentés; Mais en ce qui concerne le cancer du sein (qui nous concerne nous prioritairement les femmes je vous le rappelle), nos choix de femmes, de mères n’est pas nécessairement de vivre 100 ans. nos préoccupations lorsque nous sommes touchées à un âge médian est souvent de voir grandir nos enfants et de ne pas en faire des orphelins trop jeunes.
Et faire nos choix en connaissance de cause.
Je pense que seules les personnes touchées dans leur chair par la maladie ou directement concernées par le risque ont une légitimité à débattre de ce sujet.
Et pour certaines qui ont subi la souffrance de mois de chimiothérapie l’ablation préventive du sein (qui leur reste parfois) peut sembler parfois moins douloureux que de repasser par des traitements lourds (et de l’impact dans la famille, conjoint et enfants des effets induits par ces traitements).
N’ayant pas souffert « dans ma chair », je n’ai donc pas la « légitimité » pour répondre. La discussion est par là close avant d’avoir commencé. J’ai exprimé dans le post « Sortir du politiquement correct… et du rose » (daté du 12 octobre 2012) ce que je pensais de ce genre d' »argument »
Bien à vous,
Beau texte! Pas si facile à démonter ce ‘dispositif’ et vous l’avez bien fait.
Il y a je crois une autre dimension : celle de l’humain augmenté que partagent nombre de personnes entreprenantes en Amérique et ailleurs. L’idée est que nos corps sont trop imparfaits, pas assez performants et n’emmènent guère qu’une petite minorité d’entre nous autour de l’âge de 100 ans. Tandis qu’en se faisant greffer des ventricules en téflon, un foie en élastomère, des reins en nano-fibres et … des seins en silicone, on peut espérer, pour peu qu’on en aie les moyens financiers, vivre jusqu’à 120 ans et au-delà. Toute le bizness de la génétique pousse aussi dans ce sens. Si on ajoute à cela notre inféodation au numérique sous toutes ses formes, on voit l’avenir qu’on nous trace : la haine de soi transcendée par notre hypothétique devenir d’humains augmentés… J’ai un peu débordé là… désolé.
Vous n’avez pas à être désolé. Tout cela est fort pertinent. Vraiment.
Rachel,
Bravo pour cet énorme texte! Finalement les femmes sont prises en otages dans un non choix: elles sont pratiquement perdantes à tout coup, mais… c’est pour leur bien. Le sophisme de la folie. Condamnées soit à la culpabilité soit à la mutilation. Et si le progrès était de couper… la télé?
Philippe Nicot
Merci Philippe !
« Non-choix » : c’est le terme qui convient. Tu as raison : quand on connait le pouvoir d’influence des people, il aurait mieux valu « couper la télé ». Avait-on besoin d’être davantage sensibilisées sur la possibilité d’effectuer une double mastectomie « préventive » en cas de mutation sur BRCA1 &2 ? Et, considérant le travail d' »éducation » de Myriad Genetics, je doute existe-t-il une occidentale quelque part qui ignore encore l’existence des tests génétiques…
OZ comme le magicien?
Oui, mais pas vraiment le magicien de nos rêves d’enfants
Merci pour cet article qui ouvre le débat sur la tournure que prend la sur-médiatisation de la double mastectomie qu’a subie Angelina Jolie.
Les risques liés à une telle intervention semblent amoindries face aux bénéfices qu’elle procure, cela rend cette opération presque routinière et sans danger.
Angelina réfléchit actuellement à l’éventuelle ablation de ses ovaires dans le but d’éliminer tous risques de cancer.
Affaire à suivre…
Oui, il y a en effet grand risque que cette « solution » devienne banale. On oublie par contre que les conditions dont a pu bénéficier AJ sont, quant à elles, loin d’être banales.