Un article (ici) du numéro actuel du bulletin de l’Ordre des médecins vient de me rassurer définitivement. Pétrie de vieux réflexes féministes, j’en étais venue à croire que seules les femmes étaient considérées incapables de penser par elles-mêmes dans le contexte du dépistage du cancer du sein. Cependant, il semble que les médecins soient jugés tout autant inaptes à décider par eux-mêmes de la réponse à une question posée, en l’occurrence : « Fait-on trop de dépistage pour cancer du sein ? » puisque la réponse leur est immédiatement imposée « Le dépistage organisé du cancer du sein : vraiment utile ! » avec un point d’exclamation s’il vous plait afin que les choses soient bien claires. Les lecteurs du bulletin de l’Ordre sont ainsi venus rejoindre les femmes sur les bancs des supposés décérébrés. Ayons au passage une pensée charitable pour les médecins qui ont le malheur d’être nés femmes et qui se voient ainsi doublement handicapés.
Passons au corps de l’article avec courage et détermination : il est tant truffé de perles qu’il est à craindre que son commentaire ne soit plus long que l’article en question. « Tandis que des scientifiques évaluent l’impact des mammographies de dépistage en termes de santé publique avec des résultats discordants voire contradictoires, des médecins et des non-médecins s’invitent dans le débat. Ainsi de l’ancienne kinésithérapeute Rachel Campergue, avec son ouvrage très à charge contre le dépistage (No Mammo ? Editions max Milo). » « Avec des résultats discordants, voire contradictoires » : les résultats sont en fait de moins en moins « discordants, voire contradictoires » et pencheraient de plus en plus vers une absence d’efficacité de la mammographie de dépistage en termes de vie sauvée : voir la toute dernière brochure de l’Institut Cochrane nordique reprenant la conclusion de ses méta-analyses (ici).
« Des médecins et des non-médecins s’invitent dans le débat. Ainsi de l’ancienne kinésithérapeute, avec son ouvrage très à charge contre le dépistage… » C’est l’expression consacrée (« très à charge contre ») lorsque l’on parle d’un ouvrage qui tente d’exposer les conclusions des études scientifiques auxquelles les candidates au dépistage n’ont pas accès, et qui demande bien humblement qu’elles puissent bénéficier d’une information objective. Cependant, j’aurais tort de me plaindre : une lectrice de No Mammo ? m’a avoué récemment qu’elle avait été tant intriguée par les attaques en règle contre l’ouvrage dans la plupart des médias qu’elle en avait déduit qu’il contenait des informations embarrassantes pour l’establishment du dépistage… et qu’elle l’avait aussitôt acheté. En conséquence, continuez tout votre soul à parler d’ouvrage « très à charge » : c’est bon pour les affaires (pour la com, on s’arrangera…).
« Des médecins et des non-médecins… » : l’espèce humaine est à présent divisée en deux sous-ordres : l’ordre des médecins… et le reste de l’humanité. Imagine-t-on transposer une telle vision binaire de la société à toutes les professions ? On aurait ainsi les boulangers et les non-boulangers, les plombiers, les non-plombiers, etc. : risible n’est-ce pas ? Alors évidemment, lorsque des médecins s’immiscent dans le débat sans y être invités, ils trahissent simplement leur mauvaise éducation, mais quant il s’agit d’une même-pas-médecin, nous sommes franchement en présence d’un crime de lèse-majesté. Autant prévenir tout de suite : tant que la communication en matière de cancer du sein restera au niveau illustré par l’article ici commenté, je n’ai pas fini de « m’inviter dans le débat ». Il n’est pourtant pas dans mes habitudes de réagir dès qu’une énormité est proférée (on n’en finirait pas…), mais lorsque les perles sont à ce point concentrées, il devient inhumain de résister à un petit exercice de commentaire de texte : le clavier de l’ordinateur me fait de l’œil et je m’y colle avec une indécente jubilation. Dans ce « s’invitent dans le débat » perce d’autre part une certaine irritation engendrée par l’inattendu, la (mauvaise) surprise, le grain de sable qu’on n’attendait pas, l’existence longtemps ignorée d’un interlocuteur avec qui il va falloir à présent parler (et compter) : la société civile.
Pour l’heure, restons entre médecins : « Trois spécialistes apportent leur éclairage et leurs arguments » : il s’agit du Pr Agnès Buzyn, présidente de l’INCa, du Dr Michel Legmann, radiologue responsable de la campagne de dépistage dans les Hauts-de-Seine, et du Dr Philippe Autier, vice président de l’IPRI (Institut international de recherche et de prévention de Lyon), auteur de plusieurs études internationales sur l’impact du dépistage du cancer du sein. D’entrée de jeu, les rapports sont inégaux : nous avons deux promoteurs du dépistage pour un seul chercheur. D’autre part il est fort surprenant qu’il soit demandé à deux personnes impliquées jusqu’au cou dans la promotion du dépistage de venir nous « éclairer ». La « lumière » dont ils nous gratifieront éclairera-t-elle avec la même intensité les recoins sombres de la mammographie de dépistage ? Comment pourraient-ils être objectifs ? Il y a là conflit flagrant d’intérêts : on ne peut pas à la fois chercher à convaincre et informer de façon équilibrée.
Passons aux questions posées aux « éclaireurs »
« Le dépistage organisé du cancer du sein a-t-il un impact sur la mortalité ? »
Le Dr Philippe Autier répond :
« Son impact est nul ou marginal. L’étude européenne publiée par mon équipe dans le British Medical Journal en août 2011 (ici) montre qu’il n’y a pas de différence de mortalité entre les pays qui pratiquent le dépistage organisé, comme la Suède, les Pays-Bas ou l’Irlande du Nord, et ceux où la participation au dépistage est faible, comme la Belgique, la Norvège ou la République d’Irlande. Même si le taux de participation en France atteignait les 80 %, cela ne changerait rien : c’est l’efficacité des traitements et de l’organisation des soins qui permet de maîtriser la mortalité, pas le dépistage. » Réponse claire et sans ambigüité : si réduction de mortalité il y a, elle n’est pas à mettre au crédit de la mammographie de dépistage.
Réponse du Pr Agnès Buzyn :
« Les études internationales [oui, lesquelles ?] montrent une baisse de 20 à 30 % de la mortalité par cancer du sein dans les pays qui pratiquent le dépistage organisé depuis au moins quinze ans. La France ne l’ayant instauré qu’en 2004, le recul est insuffisant pour tirer des conclusions. »
C’est ça : fermons les yeux sur ce qui se passe ailleurs et continuons à couper les seins des françaises pour rien jusqu’à ce que nous ayons vingt ans de recul. Ce nombrilisme semble déplacé et, qui plus est, dangereux : pourquoi ne pas profiter de l’expérience de nos voisins européens et étudier les conclusions des « études internationales » citées juste un peu plus haut ? Partout ailleurs où on commence à avoir suffisamment de recul, on s’aperçoit que ça ne marche pas, mais on veut absolument faire notre propre petite expérience tricolore au cas où ça marcherait chez nous : c’est la fameuse exception française. Souvenez-vous : on nous a déjà fait le coup du « les françaises ne sont pas foutues pareil » lorsque l’étude WHI (Women Health Initiative) a révélé au grand jour en 2002 la face cachée des traitements hormonaux de substitution. Voudrait-on faire reprendre du service à ce type d’arguments dans le cadre du dépistage du cancer du sein comme prétexte à refuser de prendre en compte les études étrangères politiquement incorrectes ?
Le Pr Buzyn admet tout de même :
« On ne peut, il est vrai, distinguer les effets du dépistage de ceux du progrès médical » et poursuit : « Mais le dépistage organisé présente d’autres avantages : cette mesure égalitaire bénéficie gratuitement à l’ensemble des femmes de 50 à 74 ans, la double lecture des clichés est un gage de qualité, et l’impact sur la morbidité est probable. »
Quel rapport peut bien avoir la gratuité d’une procédure avec son efficacité ? Je reste à chaque fois abasourdie de voir ressortir cet argument qui n’en est pas un pour justifier la persistance d’une mesure de santé publique de plus en plus controversée. « C’est gratuit : pourquoi s’en priver ? » entendu pour de vrai au journal de 13h de France Inter pas plus tard que vendredi (ici). On se croirait à la foire. Passons sur le qualificatif de « probable », pas très scientifique, attribué à l’impact sur la morbidité. Pour parvenir à convaincre les 48 % de récalcitrantes au dépistage organisé, il va falloir autre chose que de la gratuité et du « probable ».
Ecoutons à présent à la réponse du Dr Michel Legmann : « Lorsqu’un cancer du sein est détecté à un stade précoce, la survie à 5 ans est de 90 % » Il s’agit là de l’argument bateau entendu à longueur d’octobre rose… et qui ne tient pas la route. Tous les chercheurs qui se sont un tant soit peu penchés sérieusement sur la question (Junod, Welch, Gotzsche et les autres) vous diront qu’en ne tenant pas compte du phénomène du surdiagnostic et en mélangeant allègrement les vrais cancers avec les pseudo-cancers (ceux qui n’évolueront jamais), on a de grandes chances d’aboutir à des statistiques avantageuses : il suffit d’attribuer la « guérison » de ces « cancers » qui n’auraient jamais rendu malade leur porteuse au traitement précoce grâce à super Mammo et le tour est joué. Pour le décryptage de la suite de la réponse du Dr Legmann, je laisse la parole au Dr Jean-Claude Grange qui s’en est admirablement chargé (ici).
Deuxième question : « Le dépistage organisé permet-il des prises en charge plus précoces des cancers du sein ? »
Question très mal posée : c’est justement la raison d’être du dépistage de prendre en charge précocement les cancers. La question n’est pas là, mais de savoir si cette prise en charge précoce sert à quelque chose. En d’autres termes : si les cancers détectés précocement sont les mêmes que les cancers à un stade avancé potentiellement dangereux. D’ailleurs le Dr Autier recentre immédiatement la question en répondant :
« Nous avons étudié l’incidence des formes avancées de cancer du sein dans les registres de 15 pays, et celle-ci ne diminue pas dans ceux pratiquant le dépistage. C’est le cas aux Pays-Bas qui fait beaucoup de dépistage depuis 1989 : de façon surprenante, les cancers avancés et très avancés ne reculent pas ! »
Agnes Buzyn quant à elle répond :
« Entre 1998 et 2008, il y a eu en France un doublement des diagnostics de cancers in situ et des diagnostics de cancers invasifs de moins d’un centimètre et sans atteinte ganglionnaire, ce qui montre l’intérêt du dépistage pour les diagnostics plus précoces. » Réponse pas très claire (les deux types de cancers ont doublé ?) et qui passe encore une fois à côté du cœur du problème. Problème qui est justement ce « doublement des diagnostics de cancers in situ » dont on ne connait pas l’évolution et dont un certain nombre donneront lieu à un traitement inutile. « Ce qui montre l’intérêt du dépistage pour les diagnostics précoces » : au risque de se répéter, la question que l’on se pose en fait depuis le début est de savoir si ces « diagnostics précoces » sont utiles. Buzyn poursuit : « Le taux de mastectomie augmente, sauf chez les femmes de 50 à 74 ans, lesquelles bénéficient du dépistage organisé. » Cela ne signifie en aucune façon qu’elles s’y soumettent. Peut-on se servir de la population des femmes de 50 à 74 ans comme argument alors qu’elle ne constitue pas un groupe homogène et que virtuellement la moitié (48 %) ne participe pas au dépistage organisé ? Si l’on suit le même raisonnement qu’Agnès Buzyn, on pourrait alors affirmer dans ce cas : « Le taux de mastectomie n’augmente pas dans cette tranche d’âge grâce au faible taux de participation au dépistage. » D’autre part, une étude parue dans le BMJ en septembre 2011 (ici) dit exactement le contraire.
Passons sur la suite : on ne peut pas tout relever non plus et j’ai une cascade gelée à photographier. Il est des activités plus passionnantes que de toujours relever les propos de personnes dont c’est le boulot de promouvoir le dépistage. D’autre part, parvenue au terme de l’article, il est surprenant qu’il nous ait été répondu impérativement « le dépistage du cancer du sein : vraiment utile ! » alors que le seul médecin interviewé qui ne soit pas impliqué dans la promotion du dépistage nous affirme que « son impact est nul ou marginal ». C’est faire bien peu de cas de sa réponse que de ne pas en tenir compte dans la conclusion finale, même si elle ne représente pas – elle ne le pouvait pas dans ce contexte – l’avis de la majorité.
Juste un dernier point qu’il est impossible de laisser passer. A la question : « Qu’en est-il des « surdiagnostics » et de « faux positifs » ? », Agnès Buzyn répond : « Il n’existe à ce jour aucun marqueur pronostic pour identifier ces cancers non évolutifs. Il serait ainsi beaucoup trop risqué et contraire à l’éthique de ne pas intervenir ! » Quid du risque de traitement inutile ? L’éthique habilement récupérée sert ici de caution pour priver les femmes de leur droit à une information objective sur l’ampleur réelle du phénomène de surdiagnostic, et surtout, de leur pouvoir de décision concernant leur soumission à une opération invalidante. Depuis quand éthique et paternalisme marchent-ils main dans la main ?
Et enfin, le détail qui tue quand on considère qu’on ne nous laisse pas le loisir de répondre par nous-mêmes à la question « Fait-on trop de dépistage du cancer du sein ? », cet article a été publié sous la rubrique « réflexion ».
Bonjour.
Je passe par hasard sur votre blog alors que j’ai depuis longtemps dévoré votre livre.
Je profite de pouvoir m’exprimer pour vous dire simplement merci. Je suppose que vous avez subit beaucoup d’attaques et que votre position doit être souvent difficile. Mais j’espère que parfois, ce mot tout simple, est là pour que vous sachiez que vous avez aussi des soutients.
alors, encore une fois, merci ! tout simplement.
bien à vous.
(Je souhaite rester anonyme, mais je suis un jeune médecin généraliste installé à la Réunion. Dans ma patientèle, malheureusement bien peu de femme ont eu l’éducation nécéssaire à pouvoir seulement se poser la question de savoir si le Docteur pourrait éventuellement peut etre parfois avoir tort…)
Sans oublier une phrase d’anthologie, proférée par le Dr Legmann, en rappelant qu’il s’agit du président du conseil national du conseil de l’ordre des médecins :
« Quant aux chimiothérapies, il vaut mieux en faire un peu trop que pas assez. »
Ca se passe de commentaire.
en lien un post commentant cette énormité :
http://docteurdu16.blogspot.com/2012/02/quant-aux-chimiotherapies-il-vaut-mieux.html
Bien à vous.
cet article du bulletin d’information du CNOM numéro 21 a au moins permis de lire les propos des études scientifiques du docteur AUTIER .C’est une première, puisque dans notre pays démocratique , tout article qui avancait des propos contre l’efficacité du dépistage par mammographie était sanctionable.Suite à un article cosigné par moi avec JUNOD, sur le dépistage paru dans la revue du syngof, qui remettait l’efficacité du dépistage des cancers du sein , j’ai eu la DGS qui s’est manifesté pour me faire faire taire . Par contre, j’aimerais l’avis du comité éthique du CNOM, sur les propos du docteur LEGMANN, président et radiologue dans cet article. CONFLIT D’INTERET?
La conclusion « vraiment utile « ! doit s’écrire vraiment utile ???.
Il faut lire les reco HAS bien faites sorties en février 2012. les mammo de dépistage avant 50 ans sont dangereuses ( risque par sur dg et irradiation sup au bénéfices ).
Le bénéfice risque du dépistage après 50 ans n’est pas à la hauteur des attentes..
le dépistage organisé a un interêt sup au dépistage individuel après 50 ans car il peut permettre des études ( mais souvent faussées car on rentre dans ce dépistage des femmes qui viennent avec courrier pour mammo de diagnostic et que l’on y met aussi des femmes suivies par des mammo annuelles, même post cancer pour permettre de donner des bons chiffres au taux national de participation et obtenir de bons crédits pour les structures de gestion).
Docteur élisabeth PAGANELLI